Les contes, mes fils : c’est notre histoire, c’est la tradition orale de notre peuple. Ils sont contés par nos ancêtres. J’étais encore toute petite quand mon oncle, âgé de 80 ans, me les a contés. Je les ai mémorisés, maintenant je les conte à mon tour pour les transmettre aux générations à venir…
Ainsi parlait la conteuse rifaine Fatima Nmubeh Rur, de la tribu des Ayt Waryaghel, en 1998, en s’adressant au chercheur Mohamed El Ayoubi. Tous les conteurs et les conteuses rencontrés par l’auteur étaient conscients de l’importance de la conservation des contes populaires et de leur transmission. Patrimoine oral immatériel, cet héritage, qui a traversé toute l’histoire du Maroc depuis la préhistoire, ne doit pas être oublié ni se diluer dans une mondialisation qui nivelle toutes les cultures. Après une comparaison rapide entre la société marocaine des années soixante et celle d’aujourd’hui, nous nous interrogerons sur ce qu’est le conte populaire marocain, en quoi il peut apporter un éclairage nouveau sur les problèmes du XXIe siècle et l’importance que revêt la connaissance de ces récits pour la fondation et l’équilibre de nos enfants, qui seront plus solides dans la vie en connaissant mieux toutes les cultures populaires qui constituent le terreau sur lequel ils s’élèvent.
Autrefois et aujourd’hui
Dans les années soixante, quand l’auteur et son mari arrivèrent pour enseigner le français au collège d’El Menzel, dans le Moyen Atlas, cette petite localité vivait dans un monde sans cinéma sans télévision, sans téléphone portable, sans ordinateur ni internet. Dans ce Maroc de naguère, les soirées étaient occupées en famille ou entre amis, à l’écoute des contes des Anciens ; enfants et adultes réunis, tout le monde riait aux histoires de Djoha, enregistrait et commentait la morale des aventures du lion et de l’âne ou soupirait en découvrant les déboires amoureux d’Atiq’. En ce temps-là, dans les classes surchargées d’enfants avides d’apprendre, le professeur faisait raconter des contes et des légendes entendus au cours de veillées en arabe ou en berbère. Cet exercice de français oral puis écrit était extrêmement enrichissant pour tous, y compris le maître qui trouvait là l’occasion de découvrir et de valoriser la culture de ses élèves. En ce temps-là, chaque source, chaque rocher, chaque lieu dangereux était habillé d’une légende qui racontait comment les djnouns risquaient de vous emporter. En ce temps-là, les hommes se retrouvaient à la djemaa pour vibrer aux exploits héroïques d’Abd-el-Krim pendant sa résistance contre les envahisseurs. En ce temps-là, les auditeurs rêvaient aux exploits de Moulay Ismaïl aux cinq cents épouses, si fort qu’il galopait à cheval en portant un enfant au bout de chacun de ses bras et qui fit bâtir la casbah de Boulaouane pour une jeune paysanne dont il était amoureux. En ce temps-là, au cours des moussems, de saints hommes ou de saintes femmes racontaient avec force détails la vie du saint local et en tiraient des enseignements pour bien mener son existence. En ce temps-là de culture orale, les Marocains et les Marocaines se sentaient viscéralement liés à leur pays et à leur région, à leur village, grâce à ces contes qui constituaient leur culture commune, et qui leur permettaient de se reconnaître comme rifain, soussi, rguibat ou chleuh, rbati ou bidaoui, fassi ou marrakchi, arabe ou berbère. Ils étaient fiers de leur originalité et de leur identité.
Cinquante ans plus tard, tout a changé. La télévision est entrée dans chaque maison, sous chaque tente nomade. La technologie a remplacé la féerie, lentement mûrie dans l’imaginaire collectif local. Beaucoup de jeunes se sont expatriés en Europe ou en Amérique. La réalité a remplacé la fiction, qui permettait de se contenter de peu en rêvant d’utopies. Aujourd’hui, les beaux contes destinés aux enfants et qui portaient témoignage de la vie quotidienne et de la culture du pays semblent disparaître, remplacés par des dessins animés américains ou des mangas japonais. Ces produits, issus de l’industrie du spectacle, se substituent aux images mentales personnelles dans lesquelles le petit auditeur forgeait sa personnalité future ; l’histoire est souvent tronquée et banalisée, les dessins stéréotypés perdent leur pouvoir de reconnaissance identitaire. Cependant, depuis l’an 2000, des maisons d’édition de littérature de jeunesse se sont créées à Rabat ou à Casablanca et proposent de très jolis albums de contes marocains, ainsi que des disques compacts grâce auxquels les enfants peuvent écouter des contes marocains bien racontés.
Les contes traditionnels aident l’enfant à acquérir des comportements humains ; à discerner le bon du mauvais, le vrai du faux ; à fonder son identité psychologique et citoyenne. L’être humain est fait des récits qu’il reçoit. Aujourd’hui, ces contes et ces légendes gardent leur pouvoir fondateur. Ils peuvent être une bouée à laquelle se raccrocher pour ne pas devenir une algue déracinée qui flotte au gré des vagues sur un océan impossible à maîtriser.