L’émigration est un questionnement perpétuel

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« Le voyage ne vous apprendra rien si vous ne lui laissez pas aussi le droit de vous détruire. C’est une règle vieille comme le monde. Un voyage est comme un naufrage, et ceux dont le bateau n’a pas coulé ne sauront jamais rien de la mer. Le reste c’est du patinage ou du tourisme ». C’est avec cette citation de Nicolas Bouvier (Le Vide et le plein, Carnets du Japon) que Youssef Gharbaoui illustre son émigration et son impact sur sa création. Un travail pluridisciplinaire en série, des compositions tantôt surprenantes et tantôt poétiques, des techniques diversifiées du dessin au hard Edge… Mais une thématique incessamment liée au déplacement, au voyage et à l’identité.

 

e-taqafa : « Étendues », pourquoi ce titre ?

Youssef Gharbaoui : Étendues est un mot qui exprime à mon sens, l’aspect indéfini et vaste des espaces, surtout temporels traversés à l’intérieur d’une pratique artistique. Par cette exposition, Étendues, signifie à la fois constance et continuité d’une pratique qui déambule à travers mes déplacements sur les plans géographiques et culturels. Dès lors, le travail exposé marque des écarts en pointant différentes étapes parcourues dans ma pratique depuis plusieurs années.

 

e-taqafa : Votre démarche est pluridisciplinaire (peinture, vidéo, photographie) ceci élargit votre espace de création ?

Youssef Gharbaoui : Effectivement, la diversité des médiums élargit tellement l’espace de travail et offre plus de latitude dans une démarche de création. Je suis dans une approche qui considère d’un même élan les différents médiums qu’un artiste peut utiliser. Certains s’offrent mieux et s’adaptent plus facilement à des projets en particulier.

 

e-taqafa : Les compositions de vos travaux sont surprenantes et diversifiées, les techniques aussi, pourquoi ?

Youssef Gharbaoui : J’aime quand mes compositions laissent voir leur propre fabrication, en mettant en avant un processus d’accumulation et de transformation de façon délibérée. Au niveau technique, j’aime adopter une approche intuitive et explorer la matière en développant une dimension expérimentale dans ma manière de travailler.C’est une démarche alimentée par mon intérêt pour le dessin, la matérialité, la surface, le hard Edge, le numérique, etc.

 

e-taqafa : Certains tableaux dégagent une certaine poésie, ceci est lié à un état d’esprit ?

Youssef Gharbaoui : L’aspect poétique est peut-être inspiré de mes lectures et surtout des lectures en lien avec la notion de déplacement et de voyage de certains auteurs. Ce n’est pas tant que j’y puise l’inspiration nécessaire pour élaborer mes œuvres, mais plutôt pour s’ouvrir sur d’autres genres de création et comprendre les moyens qui font surgir le sens autrement que par la peinture.

 

e-taqafa : Le cercle est omniprésent, des écrits l’évoquent aussi, pourquoi ?

Youssef Gharbaoui : Le cercle dans mes dessins et mes peintures est en général formé par un ensemble de lignes qui constitue un élément important du langage plastique. Les lignes suggèrent des figures dans le but de peupler l’univers du tableau et témoignent de ma préoccupation esthétique. Des fois j’aime livrer mon geste au trait et suivre celui-ci là où il m’emmène.

 

e-taqafa: Certains tableaux constituent une série, traitent-ils un sujet particulier ?

Youssef Gharbaoui : Mon travail se développe et évolue la plupart du temps dans une pratique qui privilégie davantage un processus de création en série. Une série constitue pour moi un travail en lien avec un projet en particulier. Les sujets abordés en général sont d’abord pour mettre en branle la dynamique de création, ensuite pour intervenir à travers les aspects thématiques et esthétiques de la pratique artistique. Je peux citer ici comme exemple la série nomade composée de plusieurs tableaux de petits formats qui représentent une variété de formes inusitées qui rappellent la figure de la tente. À travers cette série, j’ai essayé de mettre en avant des aspects éloquents et significatifs que je peux attribuer à des souvenirs de voyage pendant mon enfance en percevant le sens dans les actes qui composent l’ensemble de l’activité de création.

 

e-taqafa : Quels sont les autres sujets abordés ?

Youssef Gharbaoui : L’ensemble de mes œuvres tourne autour d’une thématique qui fait penser au déplacement, au voyage et à la notion de l’identité. Néanmoins, les aspects comme le support, la technique et les dimensions donnent une particularité tangible à chaque série.Je préfère dire que mes sujets sont relativement teintés par l’imaginaire merveilleux des récits d’auteurs dans lesquels je puise pour me ressourcer. J’aimerais citer comme exemple l’écrivain voyageur Nicolas Bouvier et Amin Maalouf qui traitent la question de l’immigration.

 

e-taqafa : Comment vivez-vous votre statut d’artiste marocain vivant au Canada ?

Youssef Gharbaoui : Entant qu’artiste marocain vivant au Canada, je vis mon statut d’artiste dans un milieu artistique et culturel relativement semblable aux artistes locaux, Montréal est une métropole qui possède un potentiel culturel important par la qualité et la quantité d’évènements artistiques qui s’y déroulent le long de l’année. Une politique est judicieusement instaurée pour le maintien de la diversité artistique, de développer et de faire connaître sa pratique. Mon temps est partagé entre mon atelier et l’enseignement puisque je suis actuellement enseignant d’art et multimédia à l’école d’éducation internationale de Laval.

 

e-taqafa : L’émigration a-t-elle orienté votre création ?

Youssef Gharbaoui : Effectivement, l’émigration a un effet important sur ma création, je m’explique : j’étais toujours fasciné par le voyage et l’exploration exaltante de nouveaux territoires. L’émigration est un déplacement de qualité qui signifie pour moi une extension de l’espace et une accumulation d’expériences authentiques et nouvelles imprégnées de vécu. Cela représente pour moi un potentiel énorme au niveau artistique qui me questionne tous les jours en mettant en doute mes repères géographiques, spatiaux et temporels. L’émigration est un questionnement perpétuel. Évidemment, cela doit émerger à travers ma pratique artistique.

 

e-taqafa : Que représente pour vous cette exposition à l’Espace Rivages ?

Youssef Gharbaoui : Je n’ai pas exposé au Maroc depuis 15 ans et mes deux dernières expositions ont été organisées en 2003 à Rabat à la galerie Mohamed el Fassi et en 2004 à l’Institut Français de Meknès. Rivages m’offre cette belle occasion de renouer avec l’espace culturel marocain dans un cadre professionnel. C’est un retour chez soi et aux origines après une longue absence qui marque pour moi une étape importante dans ma carrière d’artiste. Je tiens absolument à remercier le personnel expert de la galerie pour son effort et son professionnalisme.

 

Propos recueillis par Fatiha Amellouk pour e-taqafa.ma