Journaliste indépendante, critique littéraire, écrivain, Kenza Sefrioui a choisi l'édition comme langage, en fondant la maison d'édition, EN TOUTES LETTRES, où elle développe une réflexion affûtée et une éthique sur le terrain afin d'offrir une lecture enrichie aux travers de diverses publications. Ayant consacré sa thèse de doctorat en littérature comparée à la revue Souffles, elle s'attache aujourd'hui à ancrer la culture du livre au Maroc. Elle témoigne de la réalité d'éditrice. Enretien sans détours.
e-taqafa : Tour à tour journaliste culturelle, critique littéraire, auteure, quelle forme d’écriture préférez-vous ?
Kenza Sefrioui : La rédaction de ma thèse en littérature comparée, selon les codes de l’écriture académique, a été très difficile. J’avais déjà pris goût à l’écriture enlevée, souple et vive qu’on pratique dans la presse écrite. Mis à part, cette expérience qui m’a par ailleurs beaucoup apporté, l’écriture est un plaisir, dès que je me sens libre de traiter un sujet qui m’interpelle ou que j’ai envie de partager.
e-taqafa : Vous êtes également éditrice, vous avez fondé la maison d'édition EN TOUTES LETTRES, quelles sont sa genèse et sa ligne éditoriale ?
Kenza Sefrioui : C’est le journalisme qui m’a amenée à l’édition. J’ai créé EN TOUTES LETTRES avec Hicham Houdaïfa. Nous étions tous les deux journalistes au regretté, Le Journal hebdomadaire, où il tenait la rubrique société et où j’écrivais pour la rubrique culture. Nous souhaitions aller plus en profondeur que ce que nous permet la presse écrite, à la fois en terme de temps d’investigation et de longueur pour la rédaction. Nous pensions aussi que le livre constitue un élément de plaidoyer plus durable qu’un article de presse. Nous avons ainsi décidé de nous spécialiser dans l’essai journalistique et de publier de grands entretiens, des portraits et bien sûr des enquêtes et des reportages.
e-taqafa : Quels sont les critères qui motivent vos choix à la lecture d’un manuscrit ?
Kenza Sefrioui : Jusqu’à présent, nous avons surtout sollicité des auteurs sur des sujets précis, et leur avons commandé des textes. Nous avons dû aussi faire connaître notre ligne éditoriale et surtout expliquer que nous ne publions pas de fiction, ni d’autobiographies. Aussi, nous avons surtout lancé un appel à nos confrères et consœurs journalistes, pour qu’ils s’approprient la collection Enquêtes, dirigée par Hicham Houdaïfa.
e-taqafa : Est-il difficile d’éditer des livres au Maroc aujourd’hui ?
Kenza Sefrioui : Difficile, oui, mais certainement pas impossible ! La plus grande difficulté que nous rencontrons est que le secteur est sinistré. Le réseau des bibliothèques publiques est presque inexistant : l’école ne transmet quasiment pas le goût de la lecture pour le plaisir, trop peu d’enseignants lisent eux-mêmes et jouent leur rôle d’initiateurs… Du coup, le lectorat est largement en deçà de ce qu’il devrait être au vu du relatif recul de l’analphabétisme et des progrès de la scolarisation. Pour beaucoup trop de nos concitoyens, le livre ne fait pas partie des objets familiers, ni des habitudes quotidiennes. Dès lors, toute la chaîne du livre en est affectée. Les librairies végètent à des niveaux qui ne leur permettent pas de recruter de libraires formés et capables de conseiller et d’animer une programmation : les ventes sont faibles, donc, les tirages reculent et le coût de production augmente. Nous sommes encore loin au Maroc, d’avoir une véritable industrie du livre.
e-taqafa : Comment surmontez-vous ces difficultés ?
Kenza Sefrioui : Nous sommes obligés d’assumer un énorme travail de promotion de nos livres. Nous assumons d’abord la diffusion, c’est-à-dire la transmission d’informations aux professionnels du livre, les libraires et bibliothécaires, en leur envoyant des documents synthétiques en amont, de la parution, pour leur permettre de prendre connaissance du contenu des livres et de leur donner toutes les informations pratiques nécessaires. Nous travaillons aussi avec attention la campagne de presse afin que nos ouvrages puissent bénéficier de la plus large couverture médiatique. Et surtout, nous organisons de nombreuses rencontres dans les librairies, les universités, les associations… Ces rencontres sont absolument indispensables pour sensibiliser les lecteurs et tâcher de recréer un marché. C’est pourquoi, nous préférons faire peu de livres – en deux ans, nous n’en avons publié que deux, Le Métier d’intellectuel, dialogues avec quinze penseurs du Maroc de Fadma Aït Mous et Driss Ksikes, et Dos de femme, dos de mulet, les oubliées du Maroc profond de Hicham Houdaïfa – mais, les accompagner à la rencontre des lecteurs.
e-taqafa : Êtes-vous confrontés aux enjeux du numérique ? Participent-ils à un nouveau souffle pour la vie du livre ?
Kenza Sefrioui : Nous n’avons pas encore publié de livres numériques mais y réfléchissons sérieusement. Aujourd’hui, sur les 7 milliards d’habitants que compte la planète, 6 dispose d’un téléphone portable, mais ceux qui lisent des livres numériques sont une minorité de privilégiés. Le livre numérique peut être un outil d’éradication de l’analphabétisme et de l’illettrisme, un moyen de toucher des lecteurs au-delà des réseaux proches de diffusion et de distribution… Mais cela suppose une réflexion sur la forme d’écriture… Un nouveau souffle, peut-être, mais toujours en complément du papier.
Propos recueillis par Fouzia Marouf.