E-taqafa : Vous pratiquez le dessin uniquement en noir et blanc, que signifie ce choix ?
Chourouk Hriech : Le dessin noir et blanc est le fondement de la représentation visuelle. L'ensemble de ce que je dessine correspond à des évènements, objets ou lieux vécus. Le choix de dessiner en noir et blanc est lié à ma mémoire. Toutes les photos de ma famille marocaine, qui m'ont accompagnées pendant mon enfance, en France, étaient des photos en noir et blanc. J’adore les films en noir et blanc, le cinéma égyptien des années 50 avec toutes ses scénographies incroyables, le cinéma muet et expressionniste allemand, les films de Fritz Lang, d’Eisenstein et de Pasolini. Cet intérêt est sans doute lié à la représentation sociale et politique activée par des cadrages et des contrastes si forts et intenses…
E-taqafa : Comment pouvez-vous utiliser le noir et le blanc pour raconter une vie en couleur ?
Chourouk Hriech : J’ai pendant longtemps rattaché la couleur au monde vécu et pratiqué, et non pas à sa représentation. Mon travail dense et rythmé me serait apparu comme bavard ou grotesque avec des couleurs si difficiles à stabiliser. Même si j’aime le « grotesque » dans l’art. Pour moi, la couleur était avant tout une affaire de peintre. Mon vieil ami Miguel Angel Campano, me disait « Chourouk tu es une peintre qui dessine ». Pendant le premier confinement, j’ai utilisé des crayons de couleurs pour une série de dessin d’oiseaux, mais c’est juste parce que j’en ai eu très envie, alors je l’ai fait (rires).
e-taqafa : Pourquoi les fléaux écologiques se répètent-ils dans vos travaux ?
Chourouk Hriech : J’ai grandi en France dans une campagne de plaines, de bocages, d’étangs et de forêts. J’ai eu la chance de voir de nombreuses classes vertes. J’ai vu le monde agricole changer considérablement, et les oiseaux partir puis revenir régulièrement, puis disparaître. Tous ces états de contemplation et de nomadisme, qui m’ont été offerts de mon enfance à mon adolescence, m’ont permis d’appréhender l’espace urbain dans lequel j’ai évolué. J’ai un attachement profond pour la nature et une attention toute particulière dans sa relation avec la ville et aux paysages en mutation. Ce que nous vivons aujourd’hui est un drame sans précédent. J’appartiens à une génération d’artistes qui ne font ni plus ni moins que de raconter des fables actuelles faites de paysages dévastés, d’arbres et de cieux qui pourtant n’ont pas cessé de renaître, et de se remettre en route.
E-taqafa : L’urbanisme et l’architecture occupent une place importance dans vos créations, pourquoi ?
Chourouk Hriech : Il ne s’agit pas tant d’urbanisme ou d’architecture mais plutôt de l’espace. L’espace ou plus précisément les espaces, obéissent à un ensemble de données physiques, géométriques, matérielles mais pas que … Ils sont également régis, façonnés par des constructions (architectures), des codes de la vie sociale et culturelle, ou tout simplement par la nature. Les espaces sont les endroits où toute chose se projette et prend vie. Ce sont les piliers de nos existences, des territoires qui nous reçoivent et que nous traversons. J’aborde l’espace en l’écoutant, en le pratiquant, en le ressentant
e-taqafa : Vous vous intéressez également à la reconstitution des espaces imaginaires à partir de lieux réels, expliquez-nous cette démarche.
Chourouk Hriech : En effet, je convoque toujours une part de réalisme et une part d’imaginaire, car elle n’existe pas l’une sans l’autre. J’ai un intérêt certain pour la ville et pour toutes ses possibilités de tailles, d’échelles et des relations qui s’installent entre elle, les Hommes et l’organisation de la « cité ». Ce qui m’intéresse est d’observer comment nous envisageons et habitons l’espace, et comment d’autres l’ont fait avant nous. J’adore visiter les villes. La ville est pour moi une source de témoignages intarissables de ce que l’Homme décide pour son monde et de l’empreinte qu’il y laisse. Mon travail serait alors, une espèce de tableau de bord de tous ces évènements mis en dialogue dans un même espace, une même temporalité. Il serait un peu une synthèse subjective de ce que le monde et les Hommes ont fait sur la route que j’ai arpenté à un moment donné. Et puis j’adore la poésie et raconter des histoires (rires).
E-taqafa : Quel est le message de votre dernière exposition I See a Bird/ Je vois un oiseau ?
Chourouk Hriech : « Je vois un oiseau » est une exposition en écho ou en relation directe avec les drames qui se nouent dans les cieux, les forêts, les plaines, les marécages, les étangs …
L’oiseau est l’être du monde animal qui me semble être le plus proche de ma problématique de la ligne, de la trajectoire, de la pratique du monde et du paysage sous un ensemble d’angles et de points de vue infinis, de ce que nous voyons, ou pas, ou de ce que nous pensons voir.
Dans ce projet, j’ai voulu créer un environnement dans lequel les oiseaux deviendraient les guides d’un territoire redessiné, sans frontière, un territoire immersif qui fasse écho à la notion du visible selon JC Bailly. J’ai souhaité créer une expérience du visible par la pratique de l’espace nommé « Je vois un oiseau». Certes, redessiné et habité d’images mais qui demeure un espace à vivre, à penser, un espace qui réveille les sens, la mémoire.