L’exil, le déracinement, la désorientation et la solitude sont les maîtres mots de sa recherche artistique. En suivant des procédés où le sens est dissimulé et la narration est discontinue, Yassine Chouati déstabilise le spectateur pour l’inciter à une réflexion collective.
RENCONTRE
e-taqafa : Quels sont les thèmes que vous tiennent à cœur ?
Yassine Chouati : Dans ma pratique artistique, j’explore la notion de temps et son influence profonde sur l’existence des exilés, en me concentrant sur la sensation de désorientation propre au déracinement. Comme l’a magnifiquement exprimé Etel Adnan dans Voyage, War and Exile (1995), cette désorientation est née de multiples ruptures émotionnelles : le déracinement, l’adaptation perpétuelle à un environnement étranger et le masque nécessaire pour survivre. Mon travail s’inscrit ainsi dans une quête mélancolique de l’éphémère et de la fragilité de l’existence, où chaque instant se dissout dans un entre-deux, entre ce qui est et ce qui pourrait être. D’un point de vue littéraire, mon exploration de l’exil résonne avec des œuvres telles celles d’Amy Foster (1901) et de Joseph Conrad, qui aborde l’expérience de l’exil à travers une esthétique marquée par l’anxiété et les distorsions narratives. À l’instar de Conrad, je cherche à retranscrire la solitude et l’aliénation, tout en reconnaissant les limites du langage face à l’intensité et à la complexité de ces vécus. Toutefois, ma démarche s’en distingue par sa nature visuelle et sensorielle, où je cherche à traduire l’intangible par une mise en scène qui déstabilise le spectateur.
e-taqafa : Votre travail intrigue par un sens dissimulé, est-ce intentionnel ?
Yassine Chouati : La Crónica se compose de dix fragments de lithographies sur papier, chacun mesurant 40 x 30 cm (pièces uniques), représentant le visage de l’opposant marocain Mehdi Ben Barka, assassiné en 1965, dans différentes variations. Cette proposition artistique est née en 2016, lors d’une phase de prise de conscience personnelle où, après des années d’exil en Europe, je me suis affranchi du « masque blanc », prenant pleinement conscience d’être cet « Autre stéréotypé » décrit par Paul Bowles dans son œuvre Green and Your Hands Are Blue : Scenes from the Non-Christian World (2006). Dans ce livre, Bowles dépeint les habitants d’Afrique du Nord comme des êtres « enfantins » et « existentialistes », en opposition aux Occidentaux, qui seraient préoccupés par des aspirations plus élevées qu’un simple acte d’exister. En d’autres termes, à partir d’une prise de conscience qui remet en question l’imaginaire orientaliste projeté sur les Marocains, mon intention était d’explorer le traumatisme du passé à travers le prisme du récit (السرد , a-sard). Mon objectif était, d’une part, de me réapproprier la mémoire collective en mettant en lumière les légendes et les récits qui continuent de circuler au sein de la communauté. D’autre part, par le biais d’une réflexion esthétique, j’ai souhaité établir un parallèle évocateur avec mon histoire personnelle, fruit d’un passé non résolu qui m’a été imposé et que je n’ai jamais choisi.
e-taqafa : Dans « Estoy respirando bajo agua » 2019-2020, un autre visage est présent, pourquoi ?
Yassine Chouati : Estoy respirando bajo agua est une série de quinze sérigraphies (40 x 30 cm, pièces uniques) qui prennent comme point de départ les contradictions exprimées par le personnage d’Azel dans le roman Partir (2007) de l’écrivain franco-marocain Tahar Ben Jelloun. Cette série établit un parallèle avec mon propre vécu de l’exil en Espagne. Dans le roman de Ben Jelloun, Azel affirme qu’il ne veut pas retourner au Maroc, même pour une heure, après avoir traversé dangereusement le détroit de Gibraltar. Il aspire à cesser de penser au Maroc, à son air, à sa lumière.
e-taqafa : L’approche est plus diversifiée dans « Cartografías de desarraigo » 2019-2024 ?
Yassine Chouati : Dans ce projet, j’ai utilisé le dessin, la sérigraphie et la lithographie pour explorer l’imagination, un espace introspectif qui résiste à la compréhension logique et reste souvent caché dans le flux de la vie quotidienne. Le processus créatif a abouti à l’émergence spontanée et involontaire d’une série d’images et de situations imprégnées d’un sens significatif. Ces images et situations abordent des thèmes tels que la mélancolie, la nostalgie, la mort, le temps, l’identité et d’autres questions existentielles profondes. Il est essentiel de souligner que ce processus d’introspection a été considérablement facilité par la distance émotionnelle et physique qui accompagne l’exil. Cette distance m’a offert un point de vue particulier, un environnement sûr à partir duquel j’ai pu affronter et examiner des aspects intimes de mon être qui étaient auparavant marginalisés ou inaccessibles. Il a fallu un long processus de maturation et de courage pour approcher cette dimension intime, où résident les fragments les plus Insaisissables et les plus complexes de notre expérience humaine.
Par conséquent, le projet est devenu non seulement une exploration artistique, mais aussi un voyage personnel de réconciliation avec ma propre histoire et mes émotions, où l’acte de création est devenu un moyen de donner une forme et un sens à l’ineffable.
e-taqafa : Dans « Hogar » 2024-2025, que représentent les images pour vous ?
Yassine Chouati : Ce projet se compose d’une série d’éléments qui explorent la mémoire et la mélancolie liées à l’exil, évoquant les fragments disparates d’une carte émotionnelle inachevée. L’œuvre peut être interprétée comme un voyage métaphorique reflétant l’expérience du déracinement et la traversée du détroit de Gibraltar, souvent décrit comme une frontière liquide entre deux mondes. La plupart des images ayant inspiré cette série ont été prises en septembre 2009, au cours d’une période où j’ai documenté le voyage par la photographie, capturant les instants intermédiaires entre le départ et le retour. Par la suite, J’ai choisi d’intervenir sur ces images et de les transformer par la technique de la photogravure, un procédé qui, d’un point de vue esthétique, peut être perçu comme une érosion contrôlée. Ce processus accentue la dimension temporelle et son empreinte sur la mémoire, telle une résonance de souvenirs diffus que la mer ne parvient jamais à effacer totalement. En outre, la série établit des parallèles symboliques avec les problématiques du passé colonial et l’impossibilité de l’enracinement. Elle interroge l’idée d’un foyer qui s’efface à l’horizon et la persistance d’un héritage historique qui continue de façonner le présent. Par cette approche, l’oeuvre engage une réflexion sur la tension entre le souvenir, l’identité et les traces laissées par l’histoire.
e-taqafa : Dans la série « Ecos de distancia » 2014-2024, vous suscitez les mêmes questionnements ?
Yassine Chouati : Ce projet artistique à long terme repose sur une réflexion approfondie sur le déracinement, envisagé non pas comme un manque, mais comme une dimension émotionnelle offrant une perspective différente sur le monde. Cet espace symbolique, que Homi Bhabha qualifie de « troisième espace », permet une reconfiguration des identités à l’intersection des cultures, favorisant une compréhension transformatrice des tensions contemporaines. La fragmentation narrative, qui constitue une caractéristique centrale du projet, reflète non seulement l’expérience discontinue inhérente à cette condition, mais fonctionne également comme un mécanisme de reconstruction. En l’absence d’un lien fixe avec un lieu ou une identité, la vie et ses récits se morcellent. Cependant, en assemblant ces fragments épars, de nouvelles significations émergent, révélant la complexité intrinsèque du temps, de l’espace et de l’identité.
e-taqafa : Que représente pour vous cette exposition à l’Espace Rivages ?
Yassine Chouati : Cette exposition dépasse le cadre d’un simple rendez-vous artistique : elle se fait le trait d’union entre mon présent et mes racines, un retour profondément significatif vers ma terre natale. Elle symbolise une réconciliation intime avec l’endroit qui m’a vu naître, établissant un dialogue discret entre ce que j’ai laissé derrière et ce que j’ai façonné au loin, loin des rivages de mon enfance. L’Espace Rivages, avec sa vocation de mettre en lumière les expressions culturelles et artistiques des Marocains de la diaspora, s’accorde harmonieusement avec ma démarche créative. Ce lieu agit comme un reflet de mon travail, lequel interroge l’essence du déracinement : cette sensation d’être ici tout en appartenant ailleurs, suspendu entre deux réalités. Cette exposition devient également un espace d’écho poétique, où la séparation se transforme en source d’inspiration et le déracinement en quête de sens. Elle constitue une offrande au spectateur, une invitation à se reconnecter avec ce qui nous anime, à redécouvrir les liens qui nous unissent et à remettre en question ces frontières invisibles qui, parfois, nous éloignent de nous-mêmes. En définitive, je revisite mes origines pour les inscrire dans un langage à la fois visuel et émotionnel, dépassant les frontières géographiques et culturelles..