Enfant intrépide de Hay Salam, quartier populaire de Salé, auteur subversif, Abdellah Taïa, toujours épris de mots donne sa voix aux ténébreux, aux inconsolés, aux exclus. Chaque roman est une pierre angulaire qui trace les lignes de son œuvre singulière, de « Mon Maroc » (Séguier), à « Le Jour du Roi» (prix de Flore 2010), jusqu'à « Celui qui est digne d'être aimé »(Seuil), nouvel opus à charge contre les travers de ses contemporains et la montée des préjugés en France. Un roman épistolaire qui sonne comme un cri, en lice pour le prestigieux prix Renaudot à la rentrée 2017. Entretien sans détours.
e-taqafa : Quel est le point de départ de ce roman ?
Abdellah Taïa : L'idée a germé à la Veilleuse, un café niché au cœur d'un quartier populaire parisien, que j'aime particulièrement. Je venais de vivre deux jours de bonheur amoureux intense suite à une très forte rencontre. J'ai eu le sentiment que ce que nous vivions était absolument exceptionnel. A l'issue de ceux jours, j'avais rendez-vous avec cette personne dans ce café mais elle n'est pas revenue. C'est ainsi, qu'est né le désir de m'adresser à elle en lui écrivant une lettre : a suivi l'envie d'écrire un roman sous la forme épistolaire afin d'exprimer un récit qui raconte finalement la situation d'Ahmed, homosexuel marocain à Paris.
e-taqafa : Qu'avez-vous souhaité dire à travers ce roman incisif, le plus mordant de votre œuvre ?
Abdellah Taïa : J'ai voulu traiter du colonialisme français qui se perpétue, actuellement, même par rapport à la notion de corps. La bassesse, le regard pétri de préjugés que l'on porte envers les Arabes en France. Je voulais que ce roman, soit le plus honnête, en ce qui concerne ce que j'éprouve en vivant dans l'Hexagone. Dire mon sentiment d'incompréhension face au racisme ambiant envers les Arabes et les musulmans de France. Dire aussi, la colère que j'éprouvais suite à la mort de ma mère, survenue en 2010. Évoquer en creux, d'où provient le dureté de cœur de ce personnage, cet homosexuel qui se dévoile, se raconte au fil de la narration. Et, penser ce personnage, à travers ce qui se passe actuellement dans la société française. J'en arrive à la conclusion, que le vrai sujet de ce roman est le néo-colonialisme qui n'a pas disparu mais resurgit, dès lors.
e-taqafa : Que retenez-vous de Livre Paris où vous avez représenté le Maroc, pays invité d'honneur cette année ?
Abdellah Taïa : J'étais très heureux d'y retrouver d'autres auteurs marocains, cet événement m'a permis d'évoquer une rencontre, ou plutôt une rêverie : j'ai rêvé autour de la figure toujours vivace et éternelle de Mohammed Choukri. J'ai en fait, raconter ma rencontre avec ce grand auteur, croisé sur le boulevard Mohammed V à Rabat, avec qui j'ai eu la chance d'échanger durant une heure trente, alors que j'étais étudiant à l'université Mohammed V de Rabat. C'est réjouissant que le Maroc soit invité officiellement, c'est un gage honorable pour la littérature et la jeunesse marocaines : nous avons besoin de modèles issus du pays natal.
e-taqafa : Que vous a inspiré la sélection de « Celui qui est digne d'être aimé » pour le prix Renaudot 2017 ?
Abdellah Taïa : Je suis le premier surpris par l'accueil de ce nouveau roman, je pensais que les lecteurs n'apprécieraient pas forcément, la colère qui s'y exprime. C'est la première fois que l'un de mes livres, est en lice pour ce prestigieux prix. Je suis évidemment, très heureux, l'intérêt de « Celui qui est digne d'être aimé », dépasse mes attentes.
e-taqafa : Vous avez réalisé en 2014 un premier long-métrage, « L'Armée du Salut », inspiré de votre roman au titre éponyme. Parlez-nous d'un film qui vous a marqué...
Abdellah Taïa : Je pense sans hésitation, à « L'histoire d'Adèle H. » de François Truffaut, (1975). C'est un film qui m'a profondément marqué. J'avais alors 12 ans, et Isabelle Adjani, était en couverture de « Première ». L'histoire d'Adèle, est encore criante d'actualité et ce film n'a pas pris une ride tant il parle d'amour et d'intensité avec justesse. Comme de la folie et de la guerre lorsqu'on est au plus fort de l'amour : proche du combat et de l'engagement dans la vie, tel un chemin de croix. Le jeu d'Adjani, très inspirant, s'est imprégné dans mon imaginaire. Ce qu'elle ose, la folie qu'elle s'autorise à la fin de cette incroyable histoire dit ce qu'elle incarne en nous et comme être humain. On ne peut pas douter de sa sincérité. C'est à cause de ce film, que je voulais venir vivre en France. D'emblée, j'ai trouvé Isabelle Adjani, touchante, folle, intelligente et généreuse. C'est notre vraie étoile: j'ai eu envie de me jeter dans ses bras. (Sourire).
Propos recueillis par Fouzia Marouf