Bal musette, opéra, vaudeville, cinéma et variétés, des années 1920 aux années 1960, le public casablancais était gâté.
Dès 1917, quand les Français se sont installés au Maroc, ils ont pensé aux routes, aux hôpitaux, aux fours et aux moulins, mais aussi aux lieux de loisirs dans une époque qui ne connaissait pas encore le cinéma. D’ailleurs, les premières salles de cinéma incluaient des fosses d’orchestre destinées aux musiciens qui accompagnaient les films muets. Elles disposaient, en outre, d’une scène – avec rideau, coulisses et dispositifs pour décors – pouvant recevoir soit du théâtre soit des variétés. Ces dernières dites « attractions », étaient le fait d’artistes, souvent des gagne-petit, et passaient soit en première partie, avant le grand film, soit en intermède, avant l’entracte. Une véritable institution, l’entracte, d’où ces promenoirs et ces vastes halls, espaces réservés aux papotages et aux consommations. Dès la fin de la guerre 14-18, des artistes venaient à Casablanca, certains pour une saison, d’autres pour y faire souche. Artistes lyriques ou de music-hall, ballerines, danseuses étoiles, acteurs de théâtre, figurants, seconds rôles… On était friand de spectacles : les après-guerres, les entre-deux-guerres sont des époques ou les activités prospèrent et se diversifient. Il y avait dans l’ancienne médina des cabarets orientaux tel Le Coq d’or, très en odeur dans la communauté juive, mais pas seulement, et où Salim Halali s’illustrera dans les années 40-50. L’Excelsior, sur la place de France, face à la Tour de l’horloge, avait au rez-de-chaussée, une grande salle avec une estrade sur laquelle se produisaient des « numéros » : orchestres, danseurs, effeuilleuses, travestis… Je garde – je devais avoir trois ans – un souvenir émerveillé d’une chanteuse coquine, Liné Carotte, qui dans une pause, m’avait pris à la bonne et sur ses genoux.
Il y avait des guinches, des p’tits bals du samedi soir. À Aïn-Diab, Le Lido puis Le Calypso ; à Aïn-Sebaâ, Le Luna Park et la Guinguette fleurie. Bals musettes, accordéons, flonflons, concerts tziganes aux terrasses des cafés (avec kémia) et pianos-bars. Le Casa des années 30-40 faisait penser à l’Oran de Camus d’avant la Peste.
Le Théâtre municipal, dessiné par Hippolyte Delaporte, photographié dans les années 1930.
1922. Le théâtre provisoire fait la fierté de la ville.
Mais les différents espaces de la ville qui s’étaient révélés un peu partout dans la ville et ses environs ne suffisaient pas à combler toutes les aspirations, les plus nobles notamment : il fallait un théâtre.
Ce n’est qu’en 1922 qu’on songea à donner corps au projet. Celui de l’architecte Albert Laprade – 1000 places, une architecture proche de celle du Palais de justice et celle des Services municipaux – étant trop cher, c’est celui d’Hippolyte Delaporte qui sera réalisé à la va-vite, en 90 jours exactement. Le Théâtre municipal de Casablanca sera l’exemple de ses provisoires qui durent longtemps. On disait même : « Provisoire comme le théâtre ». Il n’eut pas de nom. Il était le seul de son genre au Maroc ou presque, si l’on excepte le Théâtre municipal de Mazagan et le Théâtre Cervantes à Tanger. Des villes comme Rabat ou Marrakech devaient se contenter d’accueillir les représentations dans les salles de cinéma, baptisées d’ailleurs « théâtre-cinéma » : théatre-cinéma Royal à Rabat, Palace à Marrakech – où il y avait quand même le petit Théâtre du Casino.
Avec sa façade et son masque de la Comédie, le Théâtre municipal s’attirait les regards surpris des visiteurs et donnait des complexes aux autres villes du Royaume. Il occupait une position stratégique, en plein centre du quartier Malka, c’est-à-dire en plein centre-ville. Flanqué sur sa gauche d’un grand square très fréquenté, avec bancs publics, pissotières, bacs à sable et pigeons. En face, la Banque d’État avec sa belle allure. Pas loin, la grande Poste, le Tribunal, la Municipalité, que du beau monde. Lui, c’était l’enfant pauvre. Il était sis boulevard de Paris. La rue qui le longe n’est rien de moins que la rue Talma – sublime tragédien français, immortalisé par Delacroix. Au 1, rue Talma, il y avait une petite officine où l’on pouvait prendre ses billets pour les Galas Karenty, les Amis du théâtre de France, les Jeunesses musicales de France et les Amis de la musique.
Les opérettes ratissaient large. Mary Marquet ou l’art de neutraliser un poulailler.
Il était très opérationnel, ce théâtre, et très électrique. Il drainait la clientèle du Maârif aux Roches-Noires, des quartiers à majorité populaire. Les opérettes ratissaient très large surtout le dimanche en matinée, et l’on y allait en famille. Les Saltimbanques, La Veuve joyeuse (1er au hit-parade), Les Cloches de Corneville, Véronique, Ciboulette jouaient à guichets fermés. L’on raffolait aussi des ballets : les étoiles, les « sujets », les coryphées venant de Paris, de Toulouse et de Bordeaux, se relayaient sur les planches casablancaises o un jour, un clou, sans doute oublié d’un décor précédent, fit choir de tout son long une grosse cantatrice du Roi d’Ys qui s’y était pris la traîne. Coppélia, Le Lac des Cygnes, Gisèle, Casse-noisettes et Belle au bois, rien que des valeurs sûres. On ne se risquait pas dans les innovations hardies.
Pochette de disque de Salim Halali. Le chanteur judéo-maghrébin a enchanté les nuits d’une certaine jet-set casablancaise, à partir du Coq d’Or, le cabaret qu’il tenait dans l’ancienne médina.
Même chose pour le théâtre, on n’y donnait que les classiques du répertoire : Molière en tête, Hugo, le Cyrano d’Edmond Rostand, mais aussi le Knock de Jules Romain, par Jouvet et avec Jouvet.
On y a vu Ginette Leclerc dans La P… respectueuse, Danielle Darrieux, Micheline Presle,…
Je me souviens de Marie Marquet(1) dans le rôle-titre de Phèdre. Nous sommes dans les années 60. C’est en deuxième matinée. Tous les enfants de l’école sont là et Racine leur passe largement par-dessus la tête. Le poulailler chahute. On s’interpelle, s’esclaffe, se siffle l’un l’autre. Ce n’est pas méchant, ce n’est pas dirigé contre la troupe mais ça l’indispose. Mary Marquet est superbe, impériale : « Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire. » Et puis, elle s’arrête pile. Le poulailler, qui sent qu’il se passe (enfin) quelque chose, se la boucle. Phèdre s’avance sur le devant de la scène, bien droite, s’immobilise au beau milieu, ménage sont effet et, son regard de feu planté dans celui du poulailler, lâche ce splendide alexandrin, né dans la foulée de ceux de Racine : « Ou bien vous vous taisez ou c’est moi qui me tais ». Taisez, Thésée. Chapeau ! On peut continuer la représentation sans problème. Le poulailler est neutralisé.
Un corps de ballet. Un choeur. Deux orchestres. Des baguettes prestigieuses.
Mais là où le théâtre « provisoire » a conquis ses lettres de noblesse, c’est dans les grandes soirées (il y avait aussi des matinées) d’opéra ou d’opéra-comique. Le distinguo est subtil : il suffit qu’il y ait trois mots non chantés pour qu’on soit dans un opéra-comique, Carmen par exemple. On venait d’Agadir (par avion), de Marrakech, de Fès ou d’Oujda (ah ! Le rapide d’Alger !). Pour écouter du Wagner, du Gounod, du Bizet, du Puccini, La Tosca, Faust, Namouna, Aïda, Manon, Werther, Otello…
A l’époque on chantait l’opéra italien ainsi que l’opéra allemand en français. Il y avait un public de connaisseurs mais bon enfant, capable de fredonner le grand air du Barbier ou celui des Pêcheurs de perles. Entre 1920 et 1950, les grands artistes lyriques du moment sont venus chanter à Casablanca : Lili Pons, Ninon Vallin, Georges Thil, Solange Michel, Irène Chantal… L’existence d’un opéra dans la ville avait des conséquences : il fallait sur place un corps de ballet (Sonia Bessis, puis Martine Patti, décédée à Casa dans les années 80, en furent les pourvoyeuses), un choeur (y compris d’enfants pour Carmen par exemple), des chefs de choeur, un orchestre, des chefs d’orchestre. Le conservatoire municipal n’étant pas loin, boulevard de Paris également, Casa pouvait s’offrir deux orchestres : celui du Théâtre et celui du Conservatoire. Il y avait aussi les deux orchestres de Radio-Rabat dont certains également pouvaient prêter main-forte, pour du Wagner ou du Verdi par exemple. On vit défiler des baguettes devenues plus tard prestigieuses : Jésus Etchevery, André Mariton, Georges Prêtre, Josie Jeanson. Il y avait soixante musiciens auxquels s’ajoutaient des solistes venus d’ailleurs.
Le théâtre disparaît après soixante deux ans de bons et loyaux services.
Si l’on voulait aller congratuler les artistes, il fallait passer par l’entrée des artistes, côté pair de la rue Talma. On y a vu Ferré, Catherine Sauvage – en 1958, le FLN algérien était venu la prier à souper, ce qu’elle fit de bonne grâce révolutionnaire – Piaf, Trénet, Aznavour à ses débuts. Après le spectacle, on pouvait finir la soirée juste en face, à La Comédie, à moins qu’on aille s’encanailler au café du port de pêche, Chez Coréa (ambiance espagnole), ou Chez Mémaine, rue de la Liberté, pour une gratinée, comme aux Halles de Paris. C’est vrai que le Casa de la grande époque du Théâtre municipal jouait un peu les petits Paris. En 1984, quelqu’un à fait abattre ce théâtre et le square qui le jouxtait s’en est retrouvé tout bête.
Jean-pierre KOFFEL
1. Mary Marquet, 1895-1979, de la comédie française, avait été touchée par l’épuration à la libération, et figurait par ailleurs dans la liste de record de mariages.
Source : Casamémoire le Mag