Productrice de talent, Lamia Chraïbi a réussi à créer un pont entre le Maroc et la France, ses deux pays, via le cinéma. Rencontre avec une accompagnatrice de projets, une femme courageuse. Une battante.
E-Taqafa : Pourquoi la création d’une boîte de production en France et une autre au Maroc ?
Lamia Chraïbi : En 2007, j’ai monté ma première structure de production ; La Prod. Je me suis immédiatement intéressée au cinéma. J’ai vite compris que le montage financier d’un film au Maroc ne favorise pas le travail de développement et d’accompagnement des auteurs. J’ai dû élargir mes recherches d’aides de financement, ce qui m’a fait rencontrer le Centre National du Cinéma et de l’image animée CNC et la multitude d’aides à l’écriture et au développement que de nombreuses institutions publiques et privées proposent. J’ai aussi rencontré des institutions dans les pays arabes qui nous ont accompagnés grâce aux résidences d’écriture et des marchés de films qui favorisent les rencontres autour des films venant de nos pays. J’ai très vite connu la réalité du marché des modes de production du cinéma indépendant. Cela a abouti à la création de Moon & Deal Films en 2011. L’expérience que j’avais acquise durant mes années en France et l’importance d’avoir accès à des guichets de production européens ont encouragé ce choix. Pour donner à un film un maximum de chances, il est important de l’ouvrir à l’international et de le rendre indépendant, à mesure du possible, dans sa stratégie production.
E-Taqafa : Quels sont les challenges d’une productrice par les temps qui courent ?
Lamia Chraïbi : Disons que cela n’a jamais été un long fleuve tranquille et la pandémie n’a fait que rajouter une couche. Il y a pas mal de challenges ; entre les tournages qui se font en comité restreint, aux guichets internationaux qui souffrent de trésoreries quelques fois fragiles, en passant par mes films pris en otage, car ils ne peuvent pas sortir sur grand écran et pour finir ma propre trésorerie qui pâtit du manque de liquidités pour le cinéma marocain indépendant et qui à présent se trouve confronté à la crise… Si ce virus nous a appris quelque chose, c’est de ne rien prendre pour acquis.
Quand on croit à de meilleurs lendemains, il faut continuer, réfléchir, innover et surtout écouter. Toute cette situation est effrayante en soi et ce qui arrive ne sera peut-être pas facile, mais il faut être en confiance de ce qui nous attend. Pour survivre à cette crise, j’essaye de trouver des modèles de productions différents pour proposer du contenu de qualité et diversifier les supports d’exploitation en créant une envie chez un public qui ne nous connaît pas forcément.
E-Taqafa : Est-ce que la coproduction franco-marocaine est facile à mettre en place ?
Lamia Chraïbi : Cela dépend de beaucoup de paramètres. Tout d’abord, il y a le projet, qui en soi doit pouvoir séduire les coproducteurs potentiels et cela indépendamment du pays que l’on choisit.
En effet, l’intérêt porté au projet diffère suivant le réalisateur, le sujet, la thématique, le budget, la nature du projet, la synchronicité… Tout ceci constitue à mon avis l’essence du choix d’un coproducteur à intégrer un projet. Ensuite, il y a bien évidemment la partie « administrative » ; il existe des pays avec lesquels des traités de coproduction sont mis en place par le Centre Cinématographique Marocain, ce qui rend la coproduction plus facile. La France fait partie de cette liste. Et finalement, il y a la partie qui concerne l’expérience et la notoriété du producteur, ce qui rend la plupart du temps l’échange et la compréhension plus évidents.
E-Taqafa : Que faut-il a un projet pour que vous acceptiez de l’accompagner ?
Lamia Chraïbi : Je dirai tout d’abord la compatibilité , non pas à un niveau personnel, mais à un niveau artistique. Il faut que je reconnaisse un certain talent chez l’artiste et que nos visions puissent cohabiter pour donner un résultat aussi satisfaisant pour la personne qui réalise que pour moi qui produis.
Ensuite vient toute la partie entente personnelle, car pour arriver à travailler ensemble il faut que l’écoute soit partagée. Finalement, je dirai l’expérience de la personne et ce qu’elle a déjà réussi à faire. Il y a aussi des projets et des réalisateurs que j’accompagne de loin sans forcément prendre leur projet. C’est toujours avec un grand plaisir que j’accompagne ceux qui me le demandent.
E-Taqafa : Acceptez-vous des projets 100 % français ou faut-il un lien avec le Maroc ?
Lamia Chraïbi : Je pense que cela dépend encore une fois du projet lui-même. Je me définis personnellement comme une productrice créative, ce qui veut dire qu’avant de discuter production, il faut parler intentions, choix artistiques, narration… Si le projet me séduit, pourquoi pas ? Cependant étant engagée envers le développement de la culture et du cinéma au Maroc, je dois avouer que je préfère contribuer aux projets marocains, ou qui ont un lien avec le Maroc plutôt que des projets 100 % français.
E-Taqafa : Est-ce que votre métier est en danger avec la pandémie ?
Lamia Chraïbi : Beaucoup de métiers sont en danger avec la pandémie. Le secteur culturel se retrouve dans un cercle vicieux… alors qu’on traverse une période d’anxiété et d’incertitude inédites, nous sommes tous physiquement séparés les uns des autres, la culture nous rapproche. Elle est le lien qui nous unit et réduit la distance qui nous sépare. La culture nous apporte réconfort, inspiration et espoir. Nous comptons sur la culture pour traverser cette crise. Mais le secteur culturel souffre terriblement. De nombreux artistes et créateurs sont incapables de joindre les deux bouts et encore moins de créer de nouvelles œuvres d’art.