Bruno Nassim Aboudrar est Professeur d'esthétique - Théorie de l'art à Paris-III Sorbonne nouvelle. Né à Paris d’un père marocain et d’une mère hongroise, il publie en 2009 son premier roman Ici-bas aux éditions Gallimard qui raconte l'histoire de deux familles, l'une marocaine et l'autre hongroise.
Il est également l’auteur de plusieurs essaies « Nous n'irons plus au musée » (Alto/Aubier 1997) « Voir les fous » (Presses Universitaires de France 2000) ; « La recherche du beau » (Pleins feux 2001) ...
En 2014, il publie « Comment le voile est devenu musulman » aux éditions Flammarion.
e-taqafa : Selon vous, le voile n'est pas musulman, comment il l'est devenu?
B.N. Aboudrar : Au départ, le voile est chrétien. C’est Saint Paul, dans la Première Epître aux Corinthiens, qui l’impose aux femmes (les Juives ne le portaient pas) pour participer à la prière. Il en fait d’emblée le symbole de la soumission de la femme à l’homme qui est, lui, soumis à Jésus. Cette idée du voile comme symbole de soumission est ensuite reprise et développée par les Pères de l’Eglise, les fondateurs du dogme chrétien. L’un d’eux, le carthaginois Tertullien, écrit au début du 3e siècle : « le voile est le joug de la femme ». Dans le Coran, il n’est fait mention du voile pour les femmes des croyants qu’une seule fois (sourate 33, verset 59), et sous la forme d’une simple recommandation, sans valeur symbolique - et surtout pas celle de manifester l’infériorité de la femme – comme un « moyen de se faire connaître et de ne pas être offensées ». Les circonstances de la descente de ce verset sont connues, et Fatema Mernissi les rappelle : à l’époque, à Médine, des factieux, les « hypocrites », faussement convertis, molestaient les musulmanes en feignant de les confondre avec des esclaves ou des impies. Il s’agit donc d’une simple mesure pratique, tout à fait conjoncturelle.
e-taqafa : Comment le voile est devenu l'image de l'Islam?
B.N. Aboudrar : Le paradoxe réside dans l’expression : « image de l’islam ». Si l’islam se préoccupe peu du voile, que les hadiths n’évoquent jamais, ceux-ci, en revanche, insistent sur la méfiance, pour ne pas dire plus, du prophète à l’endroit des images, qu’il fait supprimer à la Mecque avant d’y revenir pour prier. Depuis, à de très rares exceptions, il n’y a guère d’image en islam et aucune image de l’islam. Celui-ci a développé des civilisations extrêmement raffinées qui reposaient, entre autres fondements, sur une véritable ascèse de la vue. Pas d’images, mais aussi pas de fenêtres (des moucharabiehs qui brouillent le paysage), pas d’ostentation vestimentaire, pas de nu, etc. Le voile participait, au même titre que l’opacité des murs, le secret des patios, la clôture des harems, à cette ascèse visuelle explicitement recommandée par le Coran. Mais tout cela s’est effondré au début du XXe siècle, avec l’arrivée de la photographie – non sans résistances dans les milieux religieux -, puis du cinéma, de la télévision, et finalement d’Internet. Le monde islamique est entré dans la civilisation mondialisée des images. Il ne restait plus que le voile, sorte de fossile vivant, rappelant l’ancienne culture visuelle désormais disparue. Et les fondamentalistes musulmans qui gouvernent les chaînes de télévisions et les principaux médias de communication en ont fait une image. L’image de l’islam. Il est assez significatif de ce point de vue que les femmes qui adoptent le voile aujourd’hui en Occident (Maghreb compris), ne reviennent pas au voile traditionnel de leurs aïeules, haïk ou sefsari, mais imitent la tenue des saoudiennes.
e-taqafa : Pourquoi le voile choque dans les pays non musulmans ?
B.N. Aboudrar : Pour plusieurs raisons, qui dépendent en partie du genre de voile. Quand il s’agit d’un voile très couvrant, sombre, du type burqa, il choque parce qu’il est destiné à choquer : il atteint son but. Les femmes qui le revêtent signifient leur volonté d’exhiber leur obédience religieuse, leur refus de faire de celle-ci une affaire privée, discrète, selon les normes laïques. Par ailleurs, elles ignorent ou feignent d’ignorer que ce voile, qu’elles portent librement dans des pays libéraux est, ailleurs, un instrument de coercition solidaire de tout un arsenal culturel et législatif destiné à maintenir les femmes dans une condition de sujétion aux hommes. On peut comprendre que les membres d’une société qui recherche l’égalité entre les sexes n’aiment pas beaucoup voir des femmes faire parade de leur propre subordination. S’agissant de voiles moins militants, ils choquent parce qu’ils contestent l’ordre visuel de l’Occident qui voue un véritable culte au regard et ne lui refuse rien, valorisant jusqu’à l’excès la transparence, la nudité ou l’ostentation. Dans le passé, les colons européens entretenaient déjà une relation ambiguë, faite de commisération, de mépris et de curiosité libidineuse, au voile des « indigènes », comme ils appelaient les femmes des pays dominés. Et il reste quelque chose de cette attitude dans la manière que l’on a parfois de « sur-réagir » au moindre foulard.
Propos recueillis par Fatiha Amellouk