1- L’Aïta comme remède à la ghorba
En Europe, le répertoire des tourneurs et des maisons de production est très peu fourni en chikhates. Mais de temps à autre apparaissent des petites formations, éphémères, qui à la faveur d’un mariage, d’une circoncision, animent des fêtes ou des soirées dans des salles de concerts ou dans des cabarets. Ces artistes ont le statut de résidents et la musique est loin d’être leur profession principale. La tendance reste aux prestations assurées par des artistes Marocains venant du Bled : le temps d’un week-end, ou lors d’une fête (notamment la fête de fin d’année ou la fête de l’indépendance), ils drainent dans de grandes salles de spectacle autour de leur nom un public nombreux. Stati, Daoudi, Daoudia, Haja Hamdaouia, Najat Aâtabou et bien d’autres sont les têtes d’affiche courues par le public marocain d’Europe. L’Aïta est d’une certaine manière ce qui crée du lien avec le Bled. Hymne à la joie, elle est également un remède contre la ghorba, la nostalgie. Quand on sait que la majorité des Marocains du monde est imprégnée de cette culture, on mesure la popularité de cet art. Après avoir reçu l’ensemble Ouled Bouaâzaoui, Najat Aâtabou et Daoudia, l’Institut du Monde arabe à Paris organise une manifestation dédiée à cet art sous le thème « voix de femmes ». La démarche se veut une réhabilitation de l’Aïta auprès d’un large public, non seulement marocain, mais également arabe et français. Ainsi et pour faire écho à la journée internationale de la femme et du même coup rendre hommage aux femmes chikhates, l’IMA organise une rencontre-débat avec la participation d’Izza Génini, réalisatrice de nombreux documentaires sur l’Aïta et de Brahim El Mazned, directeur de Visa For Music. Le débat sera suivi d’un concert animé par Khadija El Bidaouia et Khadija Margoum. l’IMA s’ouvre ainsi au Chaâbi marocain pour en déployer les trésors et les Maîtres artisans. L’Occasion du 8 mars est certes une belle opportunité pour magnifier l’image des chikhates; mais la sortie de l’anthologie de l’Aïta en 10 CD, l’est tout autant. Le coffret qui couvre 8 sortes de Aïta, offre un panorama géographique et thématique exhaustif de ce genre musical. Les foyers actifs tels les régions de Chaouia, Abda, Haouz, Rahmna, Zaër, Jbala, le Gharb et Doukkala y ont été passés au crible. Pour cela, Brahim El Mazned a mobilisé durant 20 jours d’enregistrement 200 musiciens et 35 interprètes. Le choix, éclectique, nous présente la voix des chikhates et des chioukhs les plus emblématiques dont certains ne sont plus de ce monde : Fatna Bent Lhoucine, Haja Hammounia, Chikha Zahra Kharbouâa, Hadda Ouâakki, Maréchal Kibbou, Boucahaïb Bidaoui, Mohamed El Aouag, Saïd Loukhribgui, Khadija Bidaouia, Khadija Margoum etc… Si cette anthologie a le mérite de collecter les fragments d’une mémoire musicale, il revient donc aux historiens et aux musicologues de prolonger ce travail par l’étude et l’analyse à la suite du travail accompli par Hassan Najmi. De même qu’un travail de « défolclorisation » est à faire. Car jusqu’à une date récente, dans l’imaginaire citadin, l’Aïta est restée intimement liée à une pratique grivoise voire vulgaire dans laquelle se débattent en transe, des corps abîmés par la vinasse !
2- L’Aïta, acte de résistance
Si l’Aïta trouve ses origines dans les variations climatiques et saisonnières, elle est aussi le miroir d’une résistance : résistance aux préjugés, (l’Aïta représentée comme un chant de la « populace » et des bas-fonds), résistance à l’absolutisme de certains caïds qui voulaient assujettir les tribus. Les femmes ont été les premières à monter au créneau pour faire face à ces derniers. L’exemple de Kharboucha peut être élevé au rang de mythe. Kharboucha de son vrai nom Hadda El Ghiatia, est issue de la tribu de Ouled Zid, région de Safi. C’est une insoumise née. Elle tint tête au caïd Aïssa Ben Omar. Humilié, ce dernier se vengea de cet affront en massacrant toutes les femmes. Chikha Kharboucha dénonça ouvertement dans des chansons au ton frontal sa barbarie et son comportement sanguinaire. Elle lança un appel aux hommes pour prendre les armes et se venger des méfaits du Caïd. La fin tragique de Kharboucha restera un épilogue légendaire des plus douloureux : pour la faire taire à jamais, le caïd Aïssa Ben Omar l’invita à animer une soirée chez lui. Loin d’avoir peur, elle interpréta sa fameuse chanson « Kharboucha ». A la fin, le caïd ordonna de l’emmurer vivante. Dans le registre de l’Aïta, la chanson « Kharboucha » restera un cri de rage contre l’arbitraire de la féodalité et un hymne à la femme. Si L’Aïta est un art féminin de la guerre, elle est également un art de l’amour. En cela elle prolonge le registre poétique, érotique et bachique. Les voix fortes et emblématiques dans ce registre sont Fatna Bent El Houssine, Hajja Hammounia, Hadda Ouakki, Bouchaïb Bidaoui, et bien évidemment Khadija Margoum et Khadija Bidaouia. Des points communs se donnent en partagent dans le parcours et le destin de ces chikhates : le joug paternel voire patriarcal, l’asservissement, la soif de liberté, la fugue et la découverte de l’univers de la musique etc… Ce genre d’histoire où se mêlent fatalité et hasard est commun à de nombreuses chikhates, telle Hadda Ouakki, Hajja Hammounia, et plus près de nous, Najat Aatabou ou Daoudia.
3- Quel avenir pour l’Aïta ?
Aujourd’hui, l’Aïta fait face à de nombreux défis :
Avec la disparition de nombreux chioukhs et chikahtes et avec l’âge avancé de certains d’entre eux, se pose le problème de la relève. Les jeunes ne s’intéressent que rarement à cet art. Il n’est reconnu que comme répertoire de la reproduction. Dans les boîtes de nuit ou dans les bars, on écoute l’Aïta exécutée à l’aide de la batterie, du synthé et de la guitare électrique. L’Aïta risque ainsi de perdre son âme.
Le retour du religieux dans l’espace personnel de certains de ces artistes représente également un nouveau défi : Les chikhates ne sont plus ce qu’elles étaient. Certaines se présentent voilées sur scène. Faire le pèlerinage de la Mecque est en passe de devenir un rite. Certaines chansons sont mâtinées par des amdah, louanges prophétiques.
A l’heure des musiques du monde, L’Aïta a toute sa place dans l’échiquier musical et peut prétendre au statut de patrimoine immatériel appelé à être sauvegardé, étudié et enrichi. Les prestations des chioukhs et des chikhates dans les espaces culturels prestigieux, tels l’IMA, est aujourd’hui un premier pas dans cet horizon.