Pour appréhender l’oeuvre picturale de Chemao, il est nécessaire de revenir sur ses approches conceptuelles en matière plastique et sur les différentes étapes qui ont marqué son long parcours artistique. Le travail de l’artiste reflète son tempérament, à savoir un homme libre et authentique, d’où sa quête à vouloir perpétuellement trouver, pour ses créations, de nouvelles formes et de nouveaux styles. Son savoir-faire et son vouloir-faire lui ont permis de s’inscrire dans plusieurs styles structuraux et formes d´expressions tels l’art conceptuel, le néoréalisme, les formes rectilignes ou arrondies, les formes aux contours curvilignes, etc., avec, pour chacune des créations, une caractéristique originale et distinctive. Avant de passer en revue ses différents styles, que l’artiste classifie en termes de « Séries », faisons allusion, d’abord, à son background d’ordre conceptuel.
Le Paradoxart
Dans sa démarche artistique, Chemao a toujours privilégié la méthode consistant à observer des situations antinomiques et des paradoxes pour tenter de les surmonter « plastistiquement » en transcendant leur simultanéité. Cette pratique lui a permis de théoriser, au courant des années 1980, sa propre conception de l’art qu’il nomme « Paradoxart ». Pour lui, « le paradoxart est une philosophie esthétique qui réhabilite l’éthique artistique dans les arts plastiques. Un paradoxe est « cette espèce de simultanéité qui concerne le temps. Une durée qui existe en même temps dans le réel entre ce qui est faux et ce qui est juste, entre le beau et le laid, le bien et le mal… ». Il s’efforce de dégager du sens à partir des paradoxes qu’il soumet à ses investigations créatives. Son inspiration provient de la sagesse de son savoir et de sa dextérité qui l’acheminent à résorber les paradoxes. Il cherche à établir et à imposer sa propre grammaire et ses propres critères par son langage plastique en transcendant les non-sens des paradoxes anti-art. Scruter des situations antinomiques des simultanéités, pour les surmonter plastiquement, est le moyen lui permettant de relever les défis. Dans cette perspective, son parcours a toujours été mouvementé, avec ses doutes, ses craintes, ses remises en cause, ses questionnements et ses réponses picturales fécondes, parfois troublantes mais foncièrement heureuses. À chaque fois qu’il se met à l’ouvrage, le défi est, par ailleurs, relevé grâce à son besoin et à son attachement à sa liberté expressive, à sa philosophie artistique émancipée, sans être désordonnée, où le traitement serein des paradoxes, encadré par une pensée créatrice et en perpétuel renouvellement, fait office de muse.
L’Éthique
L’artiste Chemao croit fermement, dans son travail esthétique, à l’éthique même si celle-ci apparaît en milieu artistique comme un handicap à l’acte créatif et au libre arbitre. À l´antipode de l´indifférence totale et parfois de l’intolérance, il se nourrit par sa déontologie pour perpétuer ses principes de l´ouverture, de la beauté, de la bonté et du vrai. Sa quête esthétique est de donner « avec la main bien ouverte » le meilleur de lui-même. Ses travaux se sont réalisés au fil du temps en se distinguant par des styles artistiques qu’il appelle les « séries ».
La Série Industrie-Nature (1986)
Dans cette série, le peintre a illustré son premier choc de sa thématique de prédilection le « Paradoxart ». C’est ainsi qu’il a représenté sur une toile le paradoxe entre, au premier plan, des troncs d´arbres (la nature) avec des tiges métalliques (industrie), puis au second plan, à l´horizon, la ville qui s´enflamme, recouverte de fumées épaisses de l´industrie. Le premier thème pictural Paradoxart fut pour lui à caractère écologique.
La Série des Silhouettes (1986-1989)
Dans cette série, Chemao a peint plusieurs toiles montrant des silhouettes sans visages, d’inconnus passants, ainsi que leurs mouvements incessants sur les avenues en France, au Maroc et en Allemagne. Les silhouettes récurrentes dans bon nombre de ses oeuvres, contrastées, caractérisent les longues nuits mêlées d´angoisse et de bonheur de l’artiste notamment à Paris où il portraiturait les gens de toutes nationalités en été, aux champs Elysées, pour pouvoir terminer ses études universitaires. C’est ce que Chemao appelle « l´Université de la vie ».
La Série Jazz (1990)
La série Jazz est également composée de silhouettes. Chemao les a ressuscitées sous d´autres formes en les faisant revivre dans une atmosphère musicale. Pour que la thématique musicale puisse s’exprimer adéquatement, la notion de liberté du Jazz lui a semblé la plus adéquate. Le paradoxe, c´est la conjugaison de formes contradictoires qu’il cherche incessamment pour retrouver la symbiose simultanéité rythmique, celle qui à la fois sépare et unit.
La Série du Jaune paradoxart (1990-2000)
Au cours de cette période, l’artiste s’est appliqué à produire des toiles avec une dominance de la couleur jaune. Cette couleur, pure et pigmentée, que Chemao nomme le Jaune fulgurant, il l’a travaillée techniquement et conceptuellement pour dénoncer la surconsommation des gadgets et du futile. C’est pour lui « plus qu´une dénonciation ou une alarme mais bien un cri humain revendicateur ». Le choix de cette couleur lui a été suggéré par le jaune pur de l’oeuf qui symbolise la force de la vie et qui porte intrinsèquement un message fort, un sens vital et existentiel.
La Série du style « Bombas » (2000-2005)
Une figure peinte, pour Chemao, exprime quelque chose de beaucoup plus fort que la vie ou la mort. En peignant de nouvelles formes arrondies pour lesquelles il a choisi la couleur rose de la peau, de la chair humaine (toile intitulée « Krech Mama »). Celle-ci exprime l’état embryonnaire de l’être, dans un œuf ou un cocon, à l´instar d´un foetus replié sur soi, simultanément serein mais rebelle, de cet être se voilant la face derrière un rideau ou une idée. Résignation ou patience ? Plutôt résignation, cependant active, puisqu’il se représente picturalement, cet être en situation d’attente passive, tout en étant brave, aspirant à une solution pacifique plutôt que subissant les foudres de la puissance coercitive. Il apprend à se résigner et à demeurer calme de manière noble comme une forme Bombas.
La Série des toiles Bleues (2005-2010)
Cette série de Chemao rappelle un peu celle des artistes de la période bleue du cubisme de Picasso ou du monochrome bleu d’Yves Klein ou celui de Jean Monneret. Sa propre couleur bleue ultramarine a été inventée, par une intensive nécessité, pour parfaire l´idée paradoxale de l´Eros et du summum de l’extase. C’est, pour lui, une spéculation à la fois esthétique, mystique et existentielle de cette indescriptible fonction de l´orgasme pour la procréation du passage de la vie vers la mort. L’expression plastique se manifeste, certes, d’une manière libidinale, mais à la fois aussi ludique et pudique. C’est de cette façon que l’artiste surmonte le paradoxe de la valeur intrinsèque, notamment pour les objets abandonnés, en lui donnant une plus-value Paradoxart.
La Série des Chevaux (2010-2015)
Dans les terribles phases du vide de la création, Chemao fait souvent recours à la thématique des chevaux parce qu’il les considère, comme lui, possédant un tempérament inter-changeant et se sentant indépendants. La peinture de cet être empathique lui permet d’exprimer à la fois les trois éléments capitaux dans la peinture qui lui tiennent à coeur, à savoir l’esthétique, l’énergie et surtout le mouvement. Pour l’artiste, le cheval appelle le sacré et force le respect. C’est un animal qui représente, pour lui, un être craintif par nature, mais qui illustre aussi la force, l´endurance, la beauté, la grandeur, la noblesse et la fierté. Cependant, cette dernière caractéristique est compromise par cette contradiction paradoxale de l´interdépendance : soumis à l´Homme qui ne doit pas l´exploiter s´il ne se soumet pas à son tour, à lui. Avec cette posture, Chemao se retrouve lui-même. Pour lui, le cheval est un « personnage » refuge auquel il s’identifie. Il le scrute avec ses propres lignes qui cernent et façonnent la morphologie de l’animal et l’espace coloré qui l’entoure. Avec ses chevaux imaginaires, il a appris à mieux connaître le rôle de la forme. Dans cette perspective, son art s’est orienté vers des représentations du cheval à l’état naturel, non apprivoisable tout en étant simultanément sociable, libéré de la contrainte de porter une selle, de représenter une bataille ou encore de faire partie d’une Fantasia. Son cheval à lui, est un signe représentatif, vide d´une interprétation symbolique restreinte et récalcitrante.
La Série des Arbres (2015-2023)
Sous les ombrages de son immense arbre mythique, Chemao peint d’innombrables scènes de fêtes où règnent des ambiances de convivialité, de gaieté et d’amour, sans aucune discrimination, signes protecteurs d´une vie harmonieuse et communicative. Le thème enchanteur de l’arbre présente la fête à table. L’atmosphère représentée invite tout le monde dans le jeu des formes et des couleurs qui expriment le grand bonheur de se retrouver et d´échanger les goûts. C’est une musicalité de l´éthique pour l´esthétique au-delà des forces destructives des paradoxes. C’est ainsi que pour l’artiste, le thème « Convives sous l´Arbre » ou « Au-dessous d´un arbre d’Al Akhlaq » est un message de paix et de solidarité entre les Hommes quelles que soient leur appartenance nationale, sociale et leur diversité culturelle. À ses yeux, l’interculturalité est la seule voie possible pour éviter le choc des civilisations, les incertitudes et retrouver, in fine, le chemin d’une humanité heureuse
En somme, l’artiste Chemao fait partie des grands peintres contemporains qui ont, grâce à leur travail, leur passion, leur authenticité et leur créativité, su se distinguer et se hisser sur la scène artistique nationale et internationale. Il s’est inscrit dans un mouvement esthétique qui lui est propre et auquel il a su tracer les contours en usant de ses réflexions conceptuelles et spirituelles. Son esthétique de la simultanéité, ses touches picturales pour transcender l’insaisissable réel, dans le cadre de son approche du Paradoxart, lui permettent de transmettre l’esthétique et l’éthique avec une puissante plasticité de la simultanéité à la fois provocante et (ré)conciliante, troublante et sereine. L’art, pour Chemao, est la vie, la liberté, le savoir et la sagesse au service de l’entendement.
Mounir Zouiten
Professeur à l’Université Mohammed V de Rabat
Rabat, avril 2023