Photographe et vidéaste, Leila Alaoui vivait entre la France, le Liban et le Maroc. L’immigration fut un thème récurrent dans ses travaux. Il a été abordé selon ses différentes facettes. Dans No Pasara, elle a mis en lumière le phénomène des «Harragas » (brûleurs) prêts à tout perdre pour atteindre l’autre rive de la Méditerranée. Elle a évoqué l’expérience des migrants subsahariens et leur traversée des frontières dans Crossing. Au Liban, elle s’est approchée de la souffrance des Syriens réfugiés et elle a retracé leur réalité quotidienne dans l’exposition Natreen. L’île du Diable est une installation vidéo qui dévoile le désarroi des travailleurs immigrés. Leila Alaoui a également présenté des portraits grandeur nature dans Les Marocains et elle a rendu hommage à la femme marocaine dans Marocaines au-devant de la scène.
Pour découvrir l’univers de Leila Alaoui, nous avons rencontré Christine Alaoui, sa mère et la présidente de la Fondation Leila Alaoui.
e-taqafa : Pourquoi une exposition de femmes artistes et écrivaines marocaines ?
Christine Alaoui : Après avoir vécu huit ans à New York, où elle s’est constamment mêlée à des photographes, des journalistes et des cinéastes, Leila a naturellement cherché à fréquenter le monde de l’art et de la culture marocain. Durant ses premiers séjours au Maroc, elle a été frappée par l’effervescence artistique que connaît le pays. Elle a très rapidement eu l’envie de mettre en lumière cette effervescence en photographiant les artistes et femmes de lettres marocaines. L’exposition Marocaines au-devant de la scène fait, par ailleurs, écho à l’ouvrage «La femme artiste dans le monde arabe » de Ghita El Khayat, qui traite du rôle prépondérant de la femme artiste dans la création artistique et dans l’évolution des sociétés arabo-musulmanes. À l’instar du livre, Leila a cherché via les portraits à mettre en valeur le talent et l’art féminin marocain à travers des portraits qui reflètent les univers personnels, artistiques et intellectuels de personnalités emblématiques du monde artistique et culturel marocain.
e-taqafa : Comment s’est faite la sélection de ces femmes ?
Christine Alaoui : Leila souhaitait que cette exposition réunisse une sélection d’artistes et de femmes de lettres de toutes générations et de styles confondus qui reflètent la richesse et la diversité du monde de l’art féminin contemporain marocain. Elle a d’abord fait une sélection par rapport aux personnes dont la personnalité et le travail la touchaient particulièrement. La sélection a ensuite évolué au gré des rencontres.
e-taqafa : Photographe engagée, Leila Alaoui a privilégié le thème de la migration notamment dans No Pasara, Natreen, pourquoi ce choix ?
Christine Alaoui : Leila Alaoui s’est engagée humaine - ment et artistiquement à donner une voix aux marginalisés, et notamment aux personnes déplacées par les conflits et les troubles mondiaux, vivant dans des communautés périphériques. Elle a travaillé sur de nombreux projets, mais la migration était la thématique centrale de son œuvre. Leila a été profondément influencée par son propre héritage. Née à Paris d’une mère française et d’un père marocain, elle a grandi à Marrakech, mais était profondément consciente de la liberté dont elle jouissait en raison de sa double identité arabo-européenne et du devoir qui lui incombait de témoigner de la difficulté et des tragédies entourant les trajectoires migratoires dans le bassin méditerranéen. Avec une esthétique artistique et une méthode de travail photo-journalistique, elle cherchait à capturer les aspects psychologiques, fictionnels et factuels de chaque histoire de transition. La photographie et l’art vidéo étaient pour Leila des outils immédiats et urgents lui permettant de documenter et de communiquer ces trajectoires et les traumatismes qu’elles infligent. Leila cherchait également à documenter la tragédie des politiques migratoires inhumaines de notre époque pour mettre en lumière la résilience humaine face à l’adversité et l’urgent besoin de dignité pour tous.
e-taqafa : Leila a exploré l’art vidéo pour évoquer l’immigration des subsahariens dans Crossings, pourquoi la vidéo comme support ?
Christine Alaoui : Leila Alaoui se définissait comme une artiste multimédia dans la mesure où elle utilisait la photo et la vidéo pour capturer des réalités sociales. Elle ne souhaitait pas qu’on la mette dans une seule case et trouvait que le passage à l’installation vidéo et sonore était une évolution naturelle dans sa carrière artistique. La vidéo comme médium lui a également permis de donner plus de place aux récits personnels des projets migratoires sur lesquels elle travaillait.
e-taqafa : Comment L’île du Diable, installation vidéo, a abordé la lutte des travailleurs immigrés à l’île Seguin ?
Christine Alaoui : L’île du Diable est une réflexion sur la mémoire collective de l’immigration postcoloniale dans l’industrie automobile en France durant les 30 glorieuses. La plupart des ouvriers spécialisés (OS) issus de l’immigration étaient assignés au travail à la chaîne avec des tâches répétitives et pénibles, où ils ont souffert de longues années de discrimination, d’humiliation et d’indifférence. Au sein de l’empire Renault, en particulier sur l’île Seguin, l’engagement syndical était au cœur du combat de la dignité ouvrière. De nombreux travailleurs immigrés venus du Maghreb, de l’Afrique subsaharienne et de l’Asie ont rejoint cette lutte sociale à l’origine des manifestations de Mai 68. L’île Seguin est ainsi devenue un symbole de résistance de ces hommes enchaînés, exilés, isolés de leurs familles et dont le statut d’immigré les a longtemps privés de mobilité au travail. L’île du Diable est une installation vidéo qui retrace les récits oubliés d’anciens OS et militants immigrés de l’usine Renault Billancourt aujourd’hui retraités en France. L’installation intègre des images de retour des anciens travailleurs sur l’île Séguin 15 ans après la fermeture de l’usine, des portraits statiques, des images des dernières ruines de l’usine, des quartiers résidentiels, des travailleurs immigrés et des effets sonores restitués basés sur des témoignages. Ce projet d’installation vidéo tente de témoigner de la réalité de l’immigration postcoloniale à travers une création visuelle contemporaine.
e-taqafa : Y-a-t-il d’autres expositions à venir ?
Christine Alaoui : L’exposition Rihla-Voyage à la Fondation Société Générale à Casablanca qui est en cours et qui se tiendra jusqu’à la fin de l’année ; Stateless: Views of Global Migration au Musée de la photographie contemporaine à Chicago du 24 janvier au 31 mars 2019 ; Une fragile poésie à l’Institut Français de Fès une exposition qui est en cours; Une fragile poésie à Angers en mars prochain ; Hommage à Leila Alaoui à Galleria Continua à Beijing le 22 mars 2019 ; Les Marocains à Casa Arabe Madrid de juin à septembre 2019 et à Casa Arabe Cordoba de septembre à décembre 2019.
e-taqafa : La Fondation Leila Alaoui, a été créée en mars 2016, quels sont ses objectifs ?
Christine Alaoui : La Fondation Leila Alaoui a été créée en mars 2016 pour assurer l’archivage, la conservation et la diffusion de l’œuvre de Leila Alaoui. Emportée par le terrorisme en janvier 2016 à Ouagadougou, son art et ses combats sont désormais portés par la Fondation Leila Alaoui. Notre vision est de faire rayonner et perdurer l’œuvre de Leila Alaoui et son esprit. Inscrire cette vision dans le temps est nécessaire afin de préserver le travail de Leila Alaoui et le protéger du risque de dispersion et de disparition. Valoriser l’esprit de Leila Alaoui c’est transmettre les valeurs humanistes inhérentes à ses travaux. La Fondation Leila Alaoui souhaite ainsi établir un lien entre les engagements pris par Leila dans le passé et notre présent qui a tant besoin de messages d’ouverture, de tolérance et de paix.