Le théâtre de Saddiki

Image de couverture: 
Portrait de Tayeb Saddiki par Oussama Hamama. Circa années 2010

1964, Tayeb Saddiki a vingt-trois ans. Hassan II émet le souhait de le voir diriger le Théâtre municipal de Casablanca.

Je remplaçais un certain Afifi, un cinéaste. C’était ce qu’on appelle dans notre jargon un « garagiste ». C’est-à-dire qu’il se contentait de louer le théâtre à des compagnies et à des artistes qui venaient la plupart du temps de France. Il ne prenait aucun risque, il ne produisait aucune pièce de théâtre, encore moins du théâtre marocain. Les termes du contrat qui liait, en tant que concessionnaire, le directeur du théâtre à la Municipalité étaient très simples : la Municipalité fournissait une subvention annuelle de 160 000 dirhams et il fallait en échange, mettre en œuvre un cahier des charges précis, tant de représentations par mois, tant de matinées... Ma nomination a fâché beaucoup de monde. Il y a eu une véritable cabale contre moi. Mes détracteurs étaient soutenus par l’UMT, à l’époque très présente au Conseil municipal, et ce, bien que je sois le fondateur du théâtre ouvrier… Durant les treize-ans qu’a duré mon passage au Théâtre municipal, ils n’ont pas baissé les bras. A ma nomination, j’avais vingt-trois ans. J’étais encore très fragile. Pourquoi ai-je résisté à toutes ces attaques ? Parce qu’avec ce théâtre, je disposais d’un lieu permanent dans lequel je pouvais monter et présenter mes propres créations.

Un public français frileux

Au début, il a fallu composer. Il faut se souvenir qu’en 1964, Casablanca comptait encore 50 000 résidents français. C’était un public bourgeois, très frileux, qui voulait du vaudeville et de la variété, du Fernand Reynaud… Sur les 2000 places que comptait le théâtre, seul 10% seulement étaient occupés par des Marocains. Un chiffre lamentable dans lequel il faut inclure ce qu’on appelle les « servitudes », c’est-à-dire les billets offerts par la Municipalité. Les intellectuels marocains n’avaient pas l’air très intéressé par le théâtre. Peu à peu et grâce à un travail de relations publiques que j’ai mené, je suis arrivé à les attirer. Progressivement, j’ai également fait évoluer le répertoire. J’ai fait jouer du Ionesco, L’Echange de Claudel, Les Bonnes de Genet… J’ai fait venir Jean-Louis Barrault, Laurent Terzieff, Béjart, le Harkness Ballet de New York…
J’ai aussi fait chanter Faïrouz aux Arènes. A ce propos, laissez-moi vous raconter une anecdote. J’ai été à Beyrouth pour négocier l’affaire avec les frères Rahbani. Ils m’ont reçu chez eux, Faïrouz m’a servi le café. Ils ont été très polis, m’ont écouté jusqu’au bout et m’ont donné leur accord de principe. Mais dès que j’ai tourné le dos, ils ont téléphoné à l’Ambassade du Maroc pour s’assurer que je n’étais pas un farceur mais bien un directeur de théâtre. L’Ambassadeur les a, bien entendu, rassurés. Il faut dire qu’à l’époque, j’étais un peu hippy : je portais des sandales aux pieds, des bijoux aux cheveux, des gilets brodés au point de Rabat…
En tant que metteur en scène, je présentais deux à trois pièces par an, en arabe et en français, des créations originales ou des adaptations. En 1967, j’ai créé Diwan Sidi Abderrahman el-Me-jdoub, en 1970, Je mange de ce pain-là, en 1971, Maqamat Badiâ ez-Zamane, etc. Entre 1964 et 1977, j’ai ainsi monté vingt-neuf spectacles.

Boujmii, Francis Blanche et les autres

Croquis de Tayeb Saddiki.

Au début des années 1970, le public a radicalement changé, grâce, entre autres, à l’arrivée massive des coopérants. Je voudrai, ici, leur rendre hommage. C’étaient des jeunes gens à peine plus âgés et moins désargentés que leurs étudiants qu’ils amenaient au théâtre. Mais quel public formidable ! Les débats étaient passionnés, les étudiants m’écrivaient des lettres… Ce sont ces mêmes coopérants qui ont introduit la critique théâtrale dans les journaux marocains. Auparavant, il n’y avait que des comptes-rendus de type mondain. J’ai enfin pu programmer du théâtre d’avant-garde.
C’est à cette époque que j’ai créé le premier café-théâtre du Maroc dans un local attenant au théâtre. Pour m’assurer de la présence de tous mes amis à la première, j’ai écrit sur l’invitation : « Venez nombreux, il y aura des poules. ». La veille, j’ai reçu la visite d’un monsieur de la Sûreté « Je ne comprends pas, Si Saddiki… Qu’est ce que ça veut dire ? », « C’est simple, venez voir. » Evidemment, j’avais pris la précaution d’installer une cage avec quelques poules dedans.
C’est dans ce café-théâtre que Boujmiî, Batma et autres futurs Nass El Ghiwane ont débuté. La salle faisait également office de galerie d’art. L’aventure a duré de 1970 à 1974. On ne servait pas d’alcool mais, croyez-moi, l’ambiance était très chaude.
Durant toutes ces années, j’ai eu le bonheur d’accueillir un grand nombre de personnalités hors du commun. Je commencerai par évoquer un des types les plus étonnants que j’ai jamais connu, un véritable génie, mon très regretté ami, Francis Blanche. J’ai également été impressionné par des gens comme Brel, Devos et Bedos. Au niveau du théâtre arabe, je citerai le Tunisien Ali Ben Alloula, le Syrien Saâdallah Younous qui m’a invité au Festival de Damas, sans oublier la très grande comédienne Nidal Ashkar avec qui j’ai monté, plus tard, la première troupe réunissant des comédiens en provenance de différents pays arabes. Et tant d’autres encore…
En 1977, j’ai demandé qu’on me donne, au lieu des 160 000 dirhams annuels, 300 000 dirhams. Ils n’ont pas accepté, alors je suis parti. En fait, j’étais vraiment fatigué. J’avais besoin de retrouver ma liberté : je suis un saltimbanque, moi !
Je me souviens très bien qu’à l’époque, je dormais avec, à mon chevet, un énorme dossier marqué « Urgent ». Il m’obsédait mais je n’arrivais pas à trouver le temps de l’ouvrir. J’ai donc pris un feutre et j’ai rajouté « Pas (urgent) du tout ». Je crois que je dois encore l’avoir chez moi, classé quelque part. Je ne sais toujours pas ce qu’il contient. Comme quoi, il y a des urgences pas si urgentes que ça.
En 1984, on a détruit le Théâtre municipal. On devait le détruire. C’était un vieux théâtre, avec des problèmes de vieux. On n’arrivait jamais à le chauffer. On ne pouvait pas jouer les jours de pluie, parce qu’avec son toit en tôle, cela faisait un boucan d’enfer… Ne pas avoir sauvegardé sa façade, ça, c’était une grave erreur.

PROPOS RECUEILLIS PAR JAMAL BOUSHABA

Source : Casamémoire le Mag